« Notre amour nous conduisait à aimer ce que l’autre aimait »

Claude et René Langel se sont rencontrés au soir du 28 février. À l’époque René était stagiaire à L’Express de Neuchâtel. Il gagnait peu et arrondissait ses fins de mois en jouant du saxophone ténor dans un club de jazz de la ville. Claude rentrait d’Angleterre, diplôme d’anglais en poche, après deux ans passés dans une famille comme jeune fille au pair. Elle avait trouvé un emploi de secrétaire pour subvenir à ses besoins, les piges qu’elle écrivait alors dans quelques journaux ne lui rapportaient guère. Ce soir-là, malgré son peu d’entrain et une météo glaciale, elle accepta de sortir avec des amis. L’un d’eux les persuada de se rendre dans un club de jazz où son frère jouait du saxophone…

Profitant d’une pause-tango où il n’intervenait pas, René rejoignit le groupe de son frère et invita une charmante demoiselle à danser. Ce fut un vrai coup de foudre… pour les deux! Quand René reprit sa place sur scène, il déclara avec certitude à ses collègues musiciens: «Vous avez vu cette jeune fille avec laquelle j’ai dansé, eh bien je vais l’épouser!». Grands rires! Après quoi, minuit sonnant, il la raccompagna chez elle, sous la neige. Cinq kilomètres à pied, comme en rêve…

Septante ans plus tard, Claude et René sont toujours ensemble, mariés depuis soixante-huit ans et plus que jamais complices. Avec beaucoup d’humilité et de sagesse, ils répondent à nos questions sur l’Amour et nous livrent leur recette pour entretenir la flamme…

Etre amoureux toute une vie c’est merveilleux. Mais on n’aime pas de la même façon à vingt ans, qu’à quarante et de surcroît qu’à nonante ans. Comment avez-vous évolué et franchi les étapes?

René: Des étapes, il y en a deux à mon avis: la passion et la tendresse.
Claude: Au départ, l’amour est complètement fou, c’est un feu à deux infernal pour les autres! Nous passions nos dimanches avec des amis. Je me souviens que l’un d’entre eux m’avait dit: «Vous êtes là mais on ne vous voit pas!». Nous étions invisibles aux autres, dans une bulle totale. Il fallait bien faire avec le reste du monde mais nous étions LE sujet qui nous intéressait (rires). Ce n’était pourtant pas de l’égoïsme mais de la construction.
René: Lors de mes pauses matinales au travail, je sautais au bistrot du Palace dont Claude était tout proche. Nous nous retrouvions là et passions le temps du café à nous embrasser… c’était de l’aveuglement!

Combien de temps le feu de la passion a t-il duré?

René: En tous cas deux ans…
Claude: Oh, bien plus!
René: Puis, petit à petit, s’installe la tendresse. D’ailleurs on sait aujourd’hui que le passage de la passion à la tendresse correspond à un changement hormonal. Les couples qui se désunissent après avoir été passionnés sont ceux qui n’ont pas réussi ce passage.
Claude: Mais on ne peut pas rester éternellement dans la passion. On en mourrait!

Alors une fois la tendresse installée, qu’avez-vous fait pour nourrir votre flamme?

René: La fin de la guerre n’était pas loin. Nous étions avides de découvrir toute sorte de chose et surtout, chacun, le monde de l’autre qui était différent mais attrayant.
Claude: Chacun a pris le temps d’apprendre ce que l’autre savait: nous étions des vases communicants! Il m’a appris la montagne, je lui ai appris la mer. Il m’a fait découvrir le jazz, je l’ai perfectionné en musique classique.Il
m’a appris une autre manière d’apprécier la vie.
René: Et moi j’ai découvert une nouvelle gastronomie! Mais ce n’était pas un effort. L’amour que nous avions l’un pour l’autre nous conduisait à aimer ce que l’autre aimait. Et ce qui nous a lié d’avantage encore est notre esprit d’aventure.
Claude: Nous n’avions pas peur. Je venais d’une famille très extravertie. J’étais une jeune fille affranchie par deux cousins et lui était un rebelle. Donc, nous nous sommes bien trouvés. Nous avons eu des vies hors des sentiers battus de l’époque et nous avions en plus un certain culot sans en être conscients. Puis nous avons trouvé un fantastique modus vivendi qui ne nous enlevait rien, ni à l’un ni à l’autre, mais nous enrichissait mutuellement: le même métier: le journalisme. Nous avions chacun nos domaines. Nous discutions beaucoup, nous réconfortions parfois mais partagions toujours.

Mais votre vie n’a pas dû être aussi limpide que ça. Avez-vous eu des passes difficiles? N’avez-vous jamais envisagé de vous séparer?

Claude: Jamais! «Bien sûr, nous eûmes des orages», comme chantait Jacques Brel dans Les vieux amants, mais je n’ai jamais eu l’idée de quitter René. Plus jeune, j’étais colérique. Nous avons eu des discussions houleuses mais jamais humiliantes.
René: Parfois des rancunes persistaient. Puis, petit à petit, il apparaissait que la rancune ne servait à rien et nous faisait davantage de mal que de bien.
Claude: René a été mon pilier et je crois que j’ai été le sien. Nous avons eu des coups durs de santé, mais René et moi avons tout mis en oeuvre pour tirer l’autre de là. Cela requiert patience, volonté et un peu de recul.
René: Ce qui nous a probablement aidé est de ne pas avoir eu d’enfant. Parce qu’à la naissance du premier bébé, le couple traverse souvent un
passage difficile: l’affectivité de la femme se tourne vers l’enfant et l’homme se sent dépossédé. Claude et moi avions aussi en commun une large culture: nul besoin de surmonter des obstacles de croyances ou d’éducation différentes.

Est-ce que vous avez fêté la Saint- Valentin pendant ces septante dernières années?

Claude: Oui toujours. C’est l’occasion de se dire que l’on s’aime, même si on se le dit tous les jours… ou pas! Bien sûr, c’est une fête commerciale, mais il faut le prendre au deuxième degré. René m’offre chaque année un bouquet de roses rouges et nous allons manger au restaurant.

Dans notre société de consommation, où l’on préfère jeter quand il y a une fêlure plutôt que de réparer, quels sont, selon vous, les secrets d’un amour qui dure?

Claude: la compréhension, le respect mutuel, le souci de l’autre, parler et savoir écouter…
René: Et un rapport entre sexe qui soit d’égalité. C’est essentiel !
Claude: Chez soi, ce doit être là où l’on aime se ressourcer, quoi qu’il puisse se passer ailleurs.
René: L’être humain est condamné à ne pas vivre seul. Il faut préserver cette condition de vivre à deux et longtemps; et gommer les petites contrariétés au nom d’un principe plus important.
Claude: Il faut lâcher la bride.

Pour conclure, avez-vous un texte ou une chanson d’amour fétiche?

En choeur: «I Love You For Sentimental Reasons.» un texte écrit par Deek Watson. (n.d.l.r.: écoutez cette chanson sur la page Facebook du Journal de la Région de Cossonay!)

Interview conduite par Nathalie Martin
Photos Pascal Pellegrino

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