Lettre à Votre Très Paisible Sérénité

Aujourd’hui: Bouddha Shan en albâtre du 17e s., Birmanie, dans une collection privée suisse depuis 1950

Votre Sérénité,
Ce n’est pas la formule réglementaire, je vous l’accorde. Mais quelle importance… vous êtes, dans votre infinie sagesse, bien au-dessus de ce genre de mesquineries protocolaires. Et bien au-dessus de tout, je crois. Après tout, vous êtes censé avoir atteint le nirvâna; vous être extrait de la ronde infinie des existences. Et définitivement retiré du jeu, de ce moulin implacable où nous autres, pauvres humains, trimons, pleurons, rions, souffrons et espérons, comme des bêtes de somme attachées à leurs roues dans quelque mécano géant et cosmique, de cycle en cycle, de réincarnation en réincarnation. Condamnés pour l’éternité, en fourmis besogneuses et résignées. Avec pour seul réconfort l’espoir que la sérénité que vous irradiez, cette présence infiniment calme et belle reproduite à des milliers d’exemplaires dans tous les temples d’Asie, nous rachète, nous console et nous réconforte face à l’intense désespoir de notre si matérielle condition.

J’aime profondément l’austère mais si prenante beauté des lignes de vos semblables d’albâtre, au visage en triangle, aux yeux en amandes effilées, caractéristiques de l’art shan de Birmanie. Je peux sans peine vous imaginer, dans le temple pour lequel vous avez été sculpté, luisant doucement, tout en translucide iridescence, à la lumière des lampes à huile vous nimbant, en aura, d’une douceur surnaturelle, à la fois opaline et nacrée. Vous deviez véritablement sembler respirer… si présent, si protecteur, si apaisant, à la lueur des minuscules flammèches tremblotant devant vous, entre les offrandes de riz, de fleurs et de sucreries, dans la fumée bleue des bâtons d’encens grésillant par centaines, en bouquets piquetés d’innombrables petits points incandescents. Ceux, lucioles évanescentes, de leurs extrémités en combustion, se consumant dans la pénombre d’une pagode de l’ancien royaume d’Ava.

Que de prières vous avez dû entendre. Que de suppliques chuchotées. Que d’espoirs déposés à vos pieds. Sans que, jamais, votre impassibilité souriante et lointaine, dévotement rehaussée de minces feuilles d’or pur par les mains des fidèles, n’en ait jamais été troublée. Les avez-vous seulement entendues, ces demandes? Vous êtes-vous jamais réellement penché sur leurs souffrances et leurs espoirs? Ou bien, désespéré de l’espèce humaine et désormais retranché dans une dimension inatteignable pour elle, vous êtes-vous contenté d’offrir l’image de votre immuable perfection et de votre mystérieux sourire en guise de viatique compassionnel? «Je ne peux rien pour vous, mortels, je ne suis plus de ce monde… inspirez-vous de ma divine impassibilité. Espérez. Et priez.»

Au moins vous aura-t-il été épargné de voir sombrer les anciens royaumes birmans dans l’obscurantisme d’un fanatisme drapé de safran, se réclamant de vous pour massacrer, piller et violer, à l’aube d’un 21e siècle qui s’annonce sous de bien sombres auspices. Heureux immortel. Je vous envie.

Sandrine L. Mehr

Amoureuses des objets, Sandrine leur écrit une lettre et Cat les photographie afin d’en révéler leur âme…

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