« Parfois, devant une porte, nous fûmes aussi reine d’Angleterre »

Un début d’après-midi de je ne sais quel jour, durant l’enfance: «Cher frère, je passe te chercher vers quatre heures pour aller en ville.»

À quatre heures, je frappe à la porte du frangin.
Toc, toc toc!
«C’est qui?»
Et le soussigné, avec une pointe d’agacement, de répondre: «C’est la reine d’Angleterre!»

Cette scène – qui s’est répétée devant la porte close de personnes suffisamment proches pour éviter de vexer qui que ce soit – est une indication de plus de l’absolue popularité d’Elizabeth II, reine d’Angleterre, décédée le 8 septembre à l’âge de 96 ans et dont les funérailles se tiendront ce lundi 19 septembre à 11h (heure locale).
Si cette entrée en matière semble quelque peu familière dans un moment de deuil, elle n’en est pas moins teintée d’un infini respect et d’une vaillante admiration pour celle qui fut la monarque du Commonwealth.

Alors, pourquoi cette familiarité?

Parce que la familiarité possède la même racine que la famille. Et si tant de personnes partout sur le globe ont été émues en apprenant le décès d’Elizabeth II, c’est qu’elle faisait partie de la famille. De la mienne. De la tienne. De la sienne. De la nôtre. De la vôtre. De la leur.

Dès lors, la familiarité est un langage de proximité comme un autre pour exprimer l’émerveillement éprouvé pour ce destin d’exception, car c’en est un. Imaginez que «Ma’am» – c’est ainsi qu’on s’adressait à elle après avoir prononcé le «Votre Majesté» initial – est connue par une écrasante majorité des huit milliards d’individus peuplant notre planète! Elle fait partie de notre smala humaine. Elle est présente dans notre imaginaire collectif. Elle est un personnage du théâtre de nos générations passées, présentes et futures.

Cette référence théâtrale est placée ici à dessein, car personne mieux qu’elle n’a réussi à donner ses lettres de noblesse au mot «représentation». Car, oui, la représentation fut sa vie. La représentation fut son labeur. La représentation fut sa mission et sa vocation. Et au moment où elle quitte la scène universelle, la reine d’Angleterre laisse la marque indélébile d’une personne qui a incarné à la perfection le rôle qui lui a été assigné le 2 juin 1953, lorsqu’elle prêta serment, qu’elle fut ointe de l’huile sacrée, puis couronnée reine du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle- Zélande, de l’Afrique du Sud, du Pakistan et de Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka).

Etymologiquement, la représentation, c’est «l’action de replacer devant les yeux de quelqu’un». Il s’agit de rendre sensible un concept ou un objet absent «au moyen d’une image, d’une figure, d’un signe». C’est la définition même du symbole, de la symbolique. Ainsi, cette femme ordinaire a revêtu des habits extraordinaires et elle a pris en charge une fonction éminente. Mais au lieu de se l’approprier pour exercer un pouvoir personnel, elle a effacé la personne pour incarner la fonction. Elle a effacé le «je» pour incarner le «nous».

À la différence des monarchies vivant «au-dessus» du peuple, la monarchie britannique, à travers Elizabeth II, a évolué et a montré que, depuis une quarantaine d’années – merci aussi à Lady Di! –, elle a appris à vivre «à côté du peuple».

N’en concluez pas que ce texte transpire de «monarchidolâtrie», car cette institution est critiquable sur certains points. Ce texte se veut juste un hommage à une personnalité hors norme, que nous connaissions toutes et tous et qui nous a accompagné(e)s durant près d’un siècle.

Pour terminer, une anecdote. Il y a quelque quatre ou cinq ans, lors d’un séjour à Londres, en faisant quelques photos devant les grilles de Buckingham Palace (où, ce jour-là se pressait plus de monde que d’habitude), mon ami me demande: «Tu crois que la reine est dans son palais maintenant?» Je n’en avais évidemment aucune idée.
Une minute après, on voit une grosse Bentley sombre s’approcher et les grilles du palais s’ouvrir. On imaginait qu’il s’agissait d’un ambassadeur ou d’un officiel. Lorsque la limousine passe devant nous, on reconnait la reine Elizabeth II à l’arrière!

La séquence aura duré à peine trois secondes, mais elle a occupé ensuite un gros moment de la discussion de cette fin d’après-midi avec de multiples «Tu te rends compte, on a vu la reine!»

Comme quoi, Her Majesty The Queen a marqué un nombre incommensurable d’esprits au cours de ses 70 ans de règne. Elle restera donc dans nos souvenirs. Comme un membre particulier de la famille des êtres humains des XXe et XXIe siècle.

Avec cette belle phrase du philosophe et historien français Tzvetan Todorov à méditer: «La vie est perdue contre la mort, mais la mémoire gagne dans son combat contre le néant.»

Pascal Pellegrino, rédacteur en chef
pascal.pellegrino@journalcossonay.ch

Crédit photo

ETUDE DE SA MAJESTÉ LA REINE ELIZABETH II (2012)
Fusain et craie blanche sur papier teinté, 59 x 42 cm, collection privée.
Avec l’aimable autorisation de son auteur Ralph Heimans, artiste et portraitiste australien basé à Londres. En 2012, il a réalisé un portrait officiel d’Elizabeth II pour son jubilé de diamant, portrait qui est exposé à l’abbaye de Westminster.

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